On part affronter le froid et on trouve un havre de chaleur
A l’entrée de l’hiver 2022, au moment où les fournisseurs de chauffage et d’électricité avaient profité du conflit ukrainien et des sanctions contre la Russie et son gaz pour envoyer des factures impayables, nous annoncions le lancement de l’opération Dkartier.
L’idée était d’ouvrir le DK deux jours par semaine, le mercredi et le dimanche, pour accueillir les gens du quartier (place Bethléem à Saint-Gilles) et plus largement toutes celles et ceux qui voulaient y passer un moment, seuls, en famille ou avec des amis. En plus de ses infrastructures mêmes, de ses fauteuils, tables, chaises, jeux pour enfants, kicker, petit coin pour petits et grands besoins…, le lieu mettait gratuitement à la disposition des usagers de la bonne soupe maison, du thé et du café. Les visiteurs de passage pouvaient venir se reposer, travailler, faire des rencontres dans un local chauffé, sans qu’il leur en coûte rien.
Parmi les Acteurs et Actrices des Temps Présents, qui sont à l’initiative du Dkartier, certains s’étaient interrogés : le projet ne s’apparentait-il pas à une action caritative plutôt qu’à une action politique ? Six mois plus tard, quel bilan peut-on en tirer ? Il tient en quelques mots : le Dkartier est une chose formidable ! Et donc doit continuer, par grand chaud comme par grand froid.
Tout faux, tout bon
Pourtant, à bien y regarder, aucune des raisons qui ont présidé à sa mise en place n’ont vraiment été rencontrées. Si nous pensions anticiper les effets d’un hiver qui s’annonçait rigoureux, il nous a fallu constater comme tout le monde qu’il n’était pas si terrible. Si nous pensions répondre à cet hiver sibérien en favorisant l’apprentissage collectif de techniques de SlowHeat (c’est-à-dire rechercher la sensation de chaleur la plus adaptée à chacun.e plutôt que recourir à une température générale normative), il nous a fallu convenir que nos plaids, nos bouillottes et nos radiants balbutiants n’ont pas eu vraiment d’usage. Si nous pensions que le mercredi et le dimanche étaient les journées idéales pour accueillir les habitant.es du quartier, nous avons dû rapidement revoir notre position sur ce point également. Certes, le dimanche a bel et bien rempli sa fonction en accueillant plutôt des familles. Le mercredi, par contre, s’est révélé fort peu adapté aux mamans et aux enfants. Nous avons passé bien des après-midis à patienter vainement, café et soupes préparées, que quelqu’un rentre profiter des jeux de société ou des tables de conversations. Les choses ont changé lorsque nous avons déplacé le DKartier au jeudi, jour où notre voisine, l’asbl Grand Froid, ouvre ses portes pour fournir des vêtements à des personnes vivant en grande précarité. Beaucoup sont alors passés d’une maison à l’autre.
S’approprier le lieu
Et l’action politique ? Nous savions qu’il faudrait des semaines, voire des mois, pour fabriquer des pratiques sinon communes au moins un peu collectives.
Mais ce n’est pas non plus vraiment cela qui s’est passé. Ce n’est pas le temps qui s’est imposé comme facteur d’appropriation du lieu. Si le Dkartier est devenu un moment incontournable de la vie du Dk, c’est parce qu’il s’est auto-institué en refusant la proposition énoncée et en la remplaçant par la sienne.
Les personnes sans abri qui constituent une bonne part des participant.es au Dkartier du jeudi ont ainsi investi le lieu sans en confisquer les autres usages : le Dkartier n’est pas devenu une base arrière pour elles seules, mais une sorte de repaire/repère dans la ville, dépassant le quartier où est situé le Dk, et ouvrant sur des usages variés : on s’y pose sans contrainte, on vient y dessiner ou peindre, on prend un café, on mange ce que Tho ou Dirk ont préparé avec les légumes récupérés par Jean-Pierre au marché matinal Mabru, on joue au kicker.. Le dimanche, les participant.es sont un rien différents. Peut-être que ce qui les distingue, c’est que plusieurs usagers de ce jour-là participent activement à la vie du lieu : récurage de la cuisine, préparation d’un petit plat, pelage de légumes, rangement du bar, arrosage des plantes…
En réalité, les usages que les personnes ont de l’espace sont extrêmement variés mais ils se conjuguent dans une sorte de justesse improbable. S’y côtoient des personnes qui viennent consommer une soupe ou un café et repartent assez vite après avoir dit « grand merci », d’autres qui, après s’ètre sustentés, s’installent pendant quelques heures dans les fauteuils pour y piquer un roupillon – décidément dormir dans la rue n’est pas de tout repos. Certaines des personnes rencontrées paraissent vivre en grande détresse psychique mais semblent trouver dans le DK un endroit où elles s’apaisent petit à petit, de semaine en semaine. On y croise aussi des familles qui viennent au DK avec leurs enfants pour pouvoir leur préparer un « vrai repas » ; des désormais habitués du lieu, non pas seulement du DKartier mais du DK tout court et qui s’y investissent… Et puis il y a les artistes, ceux et celles qui descendent dans l’atelier de Jehanne, ceux et celles qui s’installent en haut et peignent leur parcours, leur envie… Décidément sans Jehanne et son énergie, sa bienveillance et son grain de folie, le Dkartier ne serait pas ce qu’il est.
Un bout du pays dans le pays
Mais le DKartier c’est peut-être avant tout une posture, du don et du contre-don. Cela parait banal mais ça s’est construit au fil des mois à travers de multiples interactions. Des usager.e.s du DKartier qui donnent de leur temps et de leur énergie pour préserver le lieu, qui construisent avec nous l’avenir du DK. Il est désormais habituel que plusieurs personnes amènent aussi un petit quelque chose qu’elles déposent spontanément à l’endroit où il se partage. Puis, il y a les fêtes improvisées. A l’occasion de la Pâque orthodoxe, de l’anniversaire de la petite, on amène à manger, on squatte la cuisine et on prépare un gueuleton qui est partagé avec qui veut. Ainsi s’élabore collectivement, avec ce Dkartier et son économie singulière, sa volonté de faire Commun, son respect des fragilités de chacune et chacun dans un espace d’échange, ainsi se partage un petit bout du pays dans le pays tel que nous le rêvons dans notre Manifeste et à travers nos actions quotidiennes.
Décidément, on est loin de la charité.