L’histoire des mines de charbon à ciel ouvert en Allemagne ne date pas d’un hier indéfini.
La plus grande région d’exploitation, qui est aussi la plus grande d’Europe, se situe à l’ouest de l’Allemagne dans le bas-Rhin, entre les villes d’Aix-la-Chapelle, Cologne et Mönchengladbach. On y extrait de la lignite depuis le 18ième siècle, et, depuis le 19ième, avec l’avènement du chemin de fer, à échelle industrielle. À partir des années cinquante du siècle dernier, plus ou moins 300 villages, ont été démolis pour faire de la place aux mines qui entraînent la dévastation environnementale la plus importante et la plus polluante qui ait été inventée. La superficie des trous ainsi creusés dans la région est actuellement de 9907 hectares.
L’histoire de la lutte contre les mines et la multinationale qui les gère et engrange leurs profits est plus récente. Les moments les plus marquants ont très vraisemblablement été l’occupation, les deux évictions et les deux réoccupations du Hambacher Forst, la forêt de Hambach, entre 2012 et 2014, qui a eu comme résultat le sauvetage provisoire de cette forêt qui date de la préhistoire et s’étend sur une surface de 500 hectares. Il faut aussi rappeler l’initiative citoyenne Alle Dörfer Bleiben, Tous les Villages Restent, qui se bat contre la démolition de huit villages menacés par l’extension supplémentaire des mines ; et puis, dernièrement, l’occupation du village de Lützerath par des activistes déterminés.
En décembre 2022 une camarade qui habite une cabane sur un chêne dans la forêt de Hambach est venue nous rencontrer au DK, à l’occasion de notre exposition sur la ZAD d’Arlon pour nous esquisser de manière généreuse et fine la situation. Dès lors, l’envie était grande de faire un bref séjour à Lützerath, mais les événements en ont décidé autrement. Début janvier 2023, la police a commencé à encercler le village, avec le support de canons à eau motorisés, de chevaux et de chiens.
Le samedi 14 janvier a eu lieu la manifestation pour s’opposer à l’évacuation du village occupé de Lützerath en Allemagne. Selon les organisateurs 35 000 personnes y ont participé. À l’issue de la manifestation, rapportent les médias allemands, des dizaines de policiers ont été blessés, nos camarades allemands quant à eux évoquent des dizaines de blessés dans les rangs des manifestants, dont plusieurs graves et une personne dans un état critique. Le lendemain, les médias internationaux de leur côté annoncent ou déplorent l’interpellation par la police de l’icône activiste climatique Greta Thunberg.
Première impression, sous la pluie, embouteillages de voitures aux abords d’un village, une dizaine de bus immobiles à côté de la route, ciel gris bas et plat, files indiennes de piétons pressés auxquels nous nous fions. À travers champs gorgés d’eau nous arrivons au bord du trou, profond de quarante mètres, étendu à perte de vue, en bas une excavatrice à l’arrêt gardée par une cohorte d’employés de la RWE coiffés de casques oranges. (La RWE AG, exploitant de cette mine de lignite à ciel ouvert, ainsi que des autres trous qui défigurent la région, j’ai fait mes quelques recherches : Rheinisch-Westfälisches Elektrizitätswerk Aktiengesellschaft, fondée en 1898, le 1er mai 1933 tous les membres de sa direction prennent la carte du parti nazi comme un seul homme, aujourd’hui sur sa page d’accueil il y a des images d’éoliennes en haute mer.) Un homme en chapeau et redingote noirs descend seul la falaise de sable. Des employés du géant de l’électricité se précipitent dans sa direction, il remonte un peu la pente, sort un harmonica de sa poche, commence à jouer, les gars se dispersent, presque paniqués. (Nos camarades ninjas avaient raison, il suffit de six personnes au bon endroit au bon moment pour faire tomber un empire. Ou, en l’occurrence, d’un air de musique pour entraver la marche lisse d’une multinationale.) La présence incessante de l’hélicoptère étire le ciel vers le haut. Lützerath est là-bas, là où il y a ce qu’il reste d’arbres à l’horizon. Une évidence, il faut y aller, nous y allons, loin de la manifestation officielle, autour de nous, combien ?, mille, peut-être deux mille personnes. Dans les mottes de boue collante aux semelles, le premier cordon de police est assez facilement bousculé mais il y a déjà des blessés de notre côté alors qu’aucune violence n’est utilisée, nous sommes seulement des corps conscients qui avançons. Ensuite la grêle et un talus avec un deuxième cordon devant lequel nous piétinons. Accueillies par des cris soulagés, des personnes, beaucoup de personnes, arrivent de la manifestation, le cordon est contourné et patauge dans l’embarras, un troisième est rapidement repoussé sur un champ d’épinards, une euphorie passagère s’empare de nos ventres, nous nous approchons de près. Je voix la peur derrière la visière d’un jeune flic qui recule à la hâte. Devant les quelques arbres du hameau de Lützerath, des centaines de camionnettes de police garées capots contre pare-chocs arrières, une clôture en métal et un nouveau cordon de flics, ostensiblement agressif celui-ci. Derrière ce rempart, encerclés, tiennent bon les derniers activistes résistants à l’expulsion et ainsi à l’agrandissement de la mine. Les unités d’intervention de la police provoquent, matraquent des gens paisibles qui bavardent ou roulent une cigarette, de nouveau des personnes blessées sont amenées vers l’arrière. Nous sommes obligés de constater que percer s’avérera impossible, or nous avons vraiment essayé. Regard crépusculaire sur les cabanes dans les arbres, le mât où se tenait debout une silhouette, les hangars où se trouvaient des ateliers d’artistes et des espaces de répétition, microcosme voué à la destruction. La grande déception, ne pas avoir pu entrer dans le hameau. Un canon à eau motorisé est actionné mais il y a tellement de vent d’en face que le jet se retourne sur soi et mouille les uniformes. À ce moment-là, pour la deuxième fois de la journée, j’ai la camarade Étincelle au téléphone, elle habite avec d’autres non loin de là dans une forêt occupée à côté d’un autre trou, d’une encore plus grande superficie, les flics ont entouré toute la forêt les empêchant de nous rejoindre. (Par contre, elles et ils bloqueront une excavatrice dès le surlendemain.) Le début de la nuit nous enveloppe lorsque nous rebroussons, nous frayant un chemin contre un vent de plus en plus puissant. Au bout du champ de vision, à droite de l’obscurité, la ligne lumineuse des camionnettes de police maintenue sur des kilomètres, à gauche les lampes illuminant l’excavatrice, symbole opérationnel d’un monde qui vide la terre et qui déterre nos morts. Expertises et contre-expertises n’y changent rien. Et oui, certes, comme l’affirment toutes celles et tous ceux qui s’expriment à ce sujet, il s’agit assurément d’une lutte pour la protection du climat, mais ce qu’on omet la plupart du temps de mentionner, c’est qu’il s’agissait aussi dans ces cabanes juchées dans les arbres, ces granges et cette ferme médiévale classée patrimoine historique, occupées depuis plus de deux ans, d’inventer d’autres manières créatives et égalitaires de refaire société en dehors des psychoses du capitalisme prédateur, d’habiter nos territoires en prenant soin de toutes les formes du vivant. Cette tentative indispensable meurt aujourd’hui à Lützerath. Et renaîtra bientôt ailleurs. Afin de se multiplier.
Tom Nisse
Ce témoignage, sans l’introduction, a été publié dans Lundi matin, numéro 367, le 23 janvier 2023.