Pour construire le Pays dans le pays, les Actrices et Acteurs des Temps Présents ont lancé la proposition de dessiner des territoires à partir de l’eau. Cette proposition entre en résonance directe avec la question environnementale ainsi qu’avec la pratique des communs ; elle permet aussi de dépasser le cadre d’une identité locale pour lui préférer l’idée d’engagements territoriaux.
Nous avions repéré, à travers diverses publications, les travaux de Julie Trottier, chercheuse au CNRS qui a fait sa thèse de doctorat sur les enjeux politiques de l’eau dans les territoires palestiniens1. Cette approche nous a semblé propice pour aborder d’un jour neuf la guerre en cours. C’est pourquoi nous l’avons invitée à présenter ses réflexions au DK le 15 mai dernier. Cette rencontre s’est tenue en deux temps. Nous avons d’abord échangé en petit comité, en compagnie de divers partenaires intéressés par la question, notamment des membres des états généraux de l’eau à Bruxelles (EGEB). En soirée, une rencontre publique a réuni Julie Trottier et le géographe Omar Sulayman, coordinateur à l’ULB de l’Observatoire des mondes arabes et musulmans. L’entretien était animé par Grégoire Wallenborn, docteur en sciences de l’environnement (ULB). Les notes qui suivent n’ont d’autre ambition que de proposer quelques traces des réflexions que cette chercheuse passionnante a développées devant nous. Traces qui malgré leur caractère fragmentaire voire lacunaire nous font voir que la question de l’eau suscite de puissantes réflexions politiques.
Et d’abord il faut signaler qu’en 2012, Julie a contribué avec son collègue David Brooks, à un plan de paix alternatif pour le conflit israélo-palestinien pour lequel elle a fait, une proposition de gestion de l’eau entre Israéliens et Palestiniens. On peut lire cette proposition, en anglais ou en arabe, dans un document publié par Ecopeace et Friends of the Earth Middle East (Amis de la Terre Moyen Orient).
Quelques distinctions de base
Une des idées forces contenues dans ce rapport repose sur l’idée qu’il faut repenser la manière dont on aborde la question du partage de l’eau. « Les accords sur les eaux transfrontalières sont généralement conçus comme des accords de répartition, écrivent les auteurs. En d’autres termes, l’eau est traitée comme s’il s’agissait d’une tarte à partager entre les États riverains. Cette approche fonctionne pour la terre, qui est stable, mais pas pour l’eau, qui non seulement se déplace le long, à travers et sous les frontières politiques, mais qui peut être utilisée à l’infini depuis son origine, sous forme de précipitations jusqu’à ce qu’elle retourne à la mer, s’évapore ou s’infiltre dans un aquifère profond. »2
L’approche de l’eau par bassins versants est insuffisante, a expliqué Julie Trottier. Historiquement, elle a été pensée par des planificateurs qui étaient intéressés par des barrages, donc par des eaux de surface, or l’eau est un flux. Dans les sols elle bouge, même lentement. Donc il importe de bien distinguer le stock et le flux. Le stock, c’est financier. Le flux nécessite une approche par la trajectoire. Dans ses interactions directes (terrestres), l’eau, par moments est en surface, par moments en profondeur, mais c’est un même flux. Ses interactions indirectes concernent l’océan et sa forme aérienne. L’eau a donc une trajectoire spatiale, qui induit également une trajectoire institutionnelle, puisque dans cette trajectoire spatiale elle peut appartenir ou être gérée par des « institutions » différentes. Par exemple, une source m’appartient sur mon territoire, mais si c’est un cours d’eau je ne possède que le lit. L’approche par bassins versants est fondée sur une certaine logique socio-technique, par exemple l’hydroélectrique qui finance l’irrigation, mais à cette échelle il faut avoir la maîtrise du territoire, ce qui ignore les transferts inter-bassins. Les bassins versants sont un imaginaire socio-technique, ce type de projection n’a rien de naturel en soi. Il n’empêche que ces bassins constituent néanmoins des territoires politiques potentiels, à partir desquels construire du commun. Les réseaux d’eaux sont essentiels. Le droit humain à l’eau est défini comme l’accès à une eau de qualité, alors que le droit devrait porter plutôt sur un environnement qui garantisse les flux d’eaux nécessaires à l’existence.
Pour bien appréhender la question de l’eau et avoir une approche politique cohérente, il faut encore opérer deux autres distinctions : d’une part entre utilisation et consommation ; d’autre part entre demande et besoin.
On parle d’utilisation de l’eau pour l’usage qu’on en a sans qu’elle ne quitte son cycle terrestre. Elle reste donc disponible pour d’autres usages (après retraitement ou non). On parle de consommation quand l’eau quitte son cycle terrestre (mais toute consommation n’est pas gaspillage), par évaporation, transpiration, retour à la mer… Il faut donc réfléchir notre rapport à l’eau pour un avoir un maximum d’utilisation avant la consommation.
La différence entre demande et besoin est d’un autre ordre, mais d’autant plus importante à signaler que certains indicateurs scientifiques les confondent. Le ver de terre a un besoin (physiologique) d’eau incompressible. La demande, par contre, est une courbe, influencée par des processus sociaux et économiques. La société doit répondre aux besoins, et gérer la demande, puisqu’on peut agir sur les processus sociaux et économiques qui régissent la demande. L’indicateur de stress hydrique mis au point par l’hydrologue suédoise Falkenmark est censé établir un rapport des besoins en eau relativement à la quantité d’eau disponible. Or, les besoins en eau tels qu’envisagés dans cet indicateur comprennent la demande. Par exemple, sur un terrain donné, les patates sont irriguées non parce qu’elles en ont besoin, mais pour qu’elles aient toutes le même diamètre qui permet d’en faire des chips, pour répondre à une demande. Elles pousseraient également sans l’irrigation. Il y a donc une zone grise entre besoins et demandes.
Un peu de tenure !
Garder ces distinctions en tête est nécessaire si on veut revoir la manière dont on aborde notre rapport à l’eau. La chercheuse a présenté une notion importante à cet égard : celle de tenure de l’eau. La FAO parle de tenure des pêcheries, de tenure foncière et à présent, enfin, de tenure de l’eau. Par le mot « tenure », on désigne les interactions entre les êtres humains à propos d’une ressource.
Pour illustrer cette notion, Julie a présenté un cas dans les Cévennes. Dans la commune de Mandagout, la montagne est traversée par des mines d’eau, creusée à travers l’altérite (granit dégradé). Des filons d’eau se forment par infiltration et sont arrêtés par la moindre perméabilité de l’altérite. D’autres tunnels, perpendiculaires aux filons, permettent de former des retenues. Un système complexe de méandres se développe dans le sol, ce qui participe également à la biodiversité, laquelle à son tour maintient l’eau dans le sol. Le tout est constitué par un commun à travers une tenure de l’eau. Ce système social s’est effondré en 1993 par manque d’entretien et à cause de l’oignon doux des Cévennes, qu’on a commencé à cultiver intensivement : l’ensemble de l’eau est désormais dirigée vers les parcelles consacrées à la culture de l’oignon.
Un autre exemple est constitué, dans la région du Nord (Hauts-de-France), par les watringues, ou syndicats de l’eau, association de propriétaires qui se sont regroupés pour assurer à frais commun les travaux d’assèchement des terres humides et l’entretien des canaux de drainage. Ces watringues sont présents également dans le Hainaut. C’est une forme de gestion de l’eau qui échappe à l’État. Ce serait la gestion étatique des watringues qui a entraîné le récent surcroît de violence des inondations dans la région.
Des tenures se rencontrent également en Palestine. Comme sont-elles organisées ? A partir d’une source donnée, les gens ont leurs tours d’eau. Ils ont la totalité du débit de la source pendant un certain temps. Une répartition très inégale, mais considérée par la population comme légitime ; le pauvre aura dix minutes quand le grand-bourgeois disposera de 24 heures… Le système est simple : dans le chevelu d’irrigation, on bloque les chemins qui vont chez les autres et on ouvre ceux qui conduiront l’eau chez soi où on pourra l’entreposer dans un réservoir ou mini-bassine. Chaque village palestinien a sa tenure structurée selon les rapports de force sociaux propres à ce village. Chaque année le tour d’eau est réparti, peut être échangé, c‘est un droit personnel, une relation à l’eau en tant qu’individu et en tant que collectif, reconnue par le droit formel ou informel. Du côté jordanien, certaines tenures de l’eau ont connus des tentatives de formalisation depuis l’époque britannique, elles ont été transcrites en droits et enregistrées.
Dans notre droit, il n’y a pas de Code de l’eau. La question de l’eau est présente dans le Code civil, dans le Code de l’environnement… Il faut des juristes pour vérifier dans quelle mesure ces systèmes vernaculaires sont compatibles avec le droit positif.
Du lac de Tibériade à la Mer Morte
Petit rappel historico-géographique (très succinct par rapport aux nuances que Julie a apportées) : le lac de Tibériade, au Nord, se décharge dans le Jourdain (360 km de long), qui lui-même alimente la Mer Morte. Israël s’est retrouvé en amont du bassin, puisque trois rivières aliment le lac de Tibériade. Dès la proclamation de leur État, les Israéliens commencent à construire la voie nationale d’eau israélienne. Ils pompent de l’eau dans le lac, construisent un barrage au sud du lac et acheminent l’eau jusqu’au désert du Negev. Cela est perçu comme du vol par la Jordanie voisine : vol de cette eau qui devait se déverser dans le Jourdain et à partir de laquelle se développaient des projets d’irrigation. Les travaux de cette voie nationale ont pris plus de 10 ans et engendrent une consommation électrique énorme. Parallèlement, la Jordanie a fait des grands travaux pour dévier la rivière qui se jetait dans le Jourdain pour en faire un canal d’irrigation de ses terres. La mer Morte a commencé à disparaître, pas à cause du changement climatique, mais parce qu’il n’y a plus d’eau douce pour l’alimenter.
Après 1967, quand Israël a occupé la Cisjordanie et le Golan, la question de l’eau est devenue une justification après-coup de l’occupation. Les Palestiniens ont dû leur demander des autorisations pour creuser des puits, qui n’ont été accordées qu’au compte-goutte et pour lesquels ont été établis des quotas annuels d’exploitation. Les sources, en revanche, étaient gérées par des tenures élaborées localement et qui ont continué.
Entre 67 et 87, beaucoup de jeunes Palestiniens allaient travailler en Israël. Ils fournissaient de la main d’œuvre bon marché et ce travail leur rapportait plus que l’agriculture. Il y a donc eu une déprise de l’agriculture et on ne pompait pas trop d’eau dans les puits.
A partir de 87 et la première Intifada, ils ont eu beaucoup plus de mal à trouver du travail et sont retournés vers l’agriculture. Ils ont alors rencontré un double problème : les quotas liés aux puits et l’expansion urbaine, qui a amené à la construction de maisons sur des terres autrefois irriguées.
Les accords d’Oslo (94-95) ont fait un partage quantitatif des aquifères ; autant de parts du gâteau à chacun. On a traité l’eau comme un stock et non pas comme un flux. Mais les trajectoires physiques et institutionnelle de l’eau ne correspondent pas forcement : ainsi, à un moment de son parcours, l’eau peut dépendre d’un régime collectif puis devenir un bien privé.
Mega-bassines et palmiers-dattiers
Le plan de paix Kerry, sous le gouvernement Obama, a consisté à financer des « sucessfull farmers » palestiniens. Ce que le Secrétaire d’État américain reprochait aux paysans palestiniens, c’était d’avoir de trop petites exploitations. Il voulait les réunir en de grosses exploitations capables d’exporter pour générer des devises. De là est née l’idée de la réutilisation des eaux usées. Mais quand on amène les eux usées directement à l’irrigation, il y a un manque dans l’environnement: l’eau cesse de nourrir la biodiversité dans le sol. Fondement économique de cette pratique : la population augmente, la production d’eau désalinisée aussi, et donc en proportion celle d’eau usée, seule ressource qui augmente.
Julie a longuement expliqué la problématique des palmiers-dattiers et leur impact sur la vallée du Jourdain. L’eau est largement desservie par Mekorot, la Compagnie israélienne de l’eau. 59 % de l’eau dans les villages palestiniens vient d’Israël. On y produit par désalinisation de l’eau douce sur la côte (six usines) et cette eau remonte (en sens inverse de la situation d’origine) par la voie nationale de l’eau. La plupart des habitants de ces villages sont des métayers qui travaillent sur des terres dont les propriétaires (palestiniens eux aussi) vivent ailleurs.
Les eaux usées, non traitées et d’une odeur pestilentielle, sont utilisées pour irriguer les plantations de palmiers dattiers de la vallée du Jourdain. On justifie l’utilisation de cette eau par le fait qu’entre le sol, la racine et le datte, le tronc de l’arbre fera office de filtre.
Israël a construit des mégabassines pour recueillir ces eaux usées à peine traitées. Du côté palestinien, les bassines sont beaucoup plus petites et alimentées par un mélange d’eau de source (pure) et d’eau puisée (trop salée) et correspondent à des tenures très différentes. Les cultures de palmiers-dattiers ont proliféré tant du côte des colonies israéliennes que du côté palestinien et elles sont fortement imbriquées l’une dans l’autre, sans avoir des eaux de même origine.
Pourquoi tout le monde plante-t-il des palmiers-dattiers ? D’abord parce que ça consomme relativement peu d’eau, nettement moins qu’un bananier par exemple, avec une faible évaporation à travers les feuilles. Mais divers problèmes se posent. Au pied des palmiers palestiniens, on trouve désormais du sel, parce qu’il ne pleut pas dans la vallée du Jourdain, donc pas d’eau fraîche, les sols se minéralisent et devraient être lessivés.
Autre problème ; les clôtures autour des terrains demandées par les compagnies d’assurance empêchent les bédouins de faire pâturer leurs moutons. Par ailleurs, quand on irrigue dans cette vallée, il y a toujours une plante adventice qui pousse : la mauve, qui est extrêmement nourrissante. Traditionnellement les pauvres demandaient à l’agriculteur l’autorisation de cueillir la mauve sur son champ. Personne ne disait non, parce que les principes du droit musulman disent qu’on n’a pas le droit de s’accaparer le travail de Dieu, celui qui fait pousser la mauve toute seule… Avec l’agrobusiness, cela se passe différemment : on brûle la mauve pour éviter que les gens ne grimpent sur les clôtures. La mauve est une des nourritures qui a permis aux Gazaouis de tenir le coup ces derniers mois.
Des familles de métayers palestiniens ont été éjectées pour laisser la place à l’agrobusiness du palmier-dattier, souvent dirigé par des Palestiniens qui ont fait des études de management dans des universités américaines ou canadiennes. Et voilà que les patrons de ces agrobusiness souhaitent à présent que leurs exploitations soient reliées aux méga-bassines israéliennes toutes proches et estiment qu’une solution à un seul État pourrait être intéressante pour eux.
Que faire ?
Il faut essayer de comprendre la finesses des interactions entre les personnes plutôt que de projeter nos stéréotypes sur la réalité. On voit ainsi comment les clivages nationaux peuvent occulter des clivages économiques. Il n’y a pas de conflit étatique de l’eau, affirme Julie Trottier : Israéliens et Jordaniens, Indiens et Pakistanais continuent à collaborer sur base d’un imaginaire socio-technique commun sur l’eau.
Les structures des conflits sont similaires à travers les zones géographiques. On le voit avec la question des méga bassines, qui soulèvent tant d’oppositions en France. Les méga-bassines sont bonnes pour l’intérêt particulier, mais pas pour les intérêts généraux.
On s’aveugle en effet sur la catastrophe que représente sur l’ensemble du territoire palestinien l’actuelle gestion de l’eau. Une catastrophe qui se propage par deux voies : par la mer, le danger vient d’une infiltration de plus en plus prononcée d’eau salée dans les puits ; par la terre, les pollutions chimiques liées l’agrobusiness empoisonnent le sol.
Nous nous sommes demandé comment populariser la notion de tenure. Il faut d’abord comprendre la vraie trajectoire de l’eau, a expliqué Julie. Ensuite identifier quelles institutions va traverser la goutte d’eau, effectuer une forme de biographie de la goutte d’eau. Parmi les institutions traversées, certaines sont formelles, et d’autres informelles.
Un membre de états généraux de l’eau à Bruxelles (EGEB) a présenté pour sa part un travail en cours sur un ruisseau à Ganshoren autour de conventions interparcellaires pour faire exister ce flux, en irriguant le sol, créant des îlots de fraîcheur, évitant les inondations. C’est un travail qui permet de relativiser le droit de propriété…
1Voir notamment Pour l’agriculture palestinienne, ce qui se passe depuis le 7 octobre est « un désastre », entretien avec Julie Trottier par Amélie Poinssot, Mediapart, 4 janvier 2024 .
2David B. Brooks et Julie Trottier, An agreement to share water between Israelis and Palestinians : The FoEME Proposal revisedversion, p. 14