Margherita est morte en décembre 2020, à l’âge de 93 ans, victime comme tant d’autres du covid dans la maison de retraite où elle venait d’emménager. En 1953, au lendemain de son mariage, elle avait quitté sa Sicile natale pour accompagner son époux en Belgique. Trois longues journées de train pour remonter la botte italienne, franchir les Alpes, rouler encore des heures et des heures vers le Nord, avant d’arriver enfin à la gare de Liège-Guillemins, où les jeunes mariés avaient débarqué avec leurs lourdes valises.
Pour accueillir sa femme, Calogero avait loué une toute petite maison au fond d’une impasse à Seraing, non loin de l’usine où il travaillait : une pièce en bas, une en haut ; en face, de l’autre côté de la ruelle intérieure, une buanderie ; au bout de l’impasse, une enfilade de potagers qui s’arrêtait au pied du terril. C’est dans cette maison que nous sommes nés, ma sœur Antonia et moi, dans la cuisine transformée en salle d’accouchement improvisée. « Deux voisines étaient venues, m’avait raconté Margherita. Elles avaient tout nettoyé et fait bouillir de l’eau avant l’arrivée de la sage-femme. »
Quelques années plus tard, à force d’économies, les parents ont pu s’acheter une maison. Une vieille maison ouvrière de quatre pièces qu’ils ont retapée entièrement. Mais ils s’en sont fait exproprier au bout d’un temps parce que toute la rue devait être démolie pour céder la place à la voie rapide qui mène aujourd’hui à la centrale nucléaire de Tihange. De déménagement en déménagement, ils ont fini par s’installer dans le haut de Seraing, à l’orée du bois de la Bergerie. Ils y ont passé leurs dernières années.
La mort de Margherita fut brutale, inattendue. Quand nous avons hérité de la maison familiale, pour conjurer la douleur de sa disparition et rendre hommage à son parcours de femme immigrée, nous avons décidé d’accueillir chez elle pendant un an des personnes sans papiers – du moins sans papiers de résidents délivrés officiellement par l’État belge.
Un réseau solidaire
Il nous a fallu quelques mois pour nous organiser. La première question était de savoir qui accueillir. Même si personnellement, je suis engagé depuis longtemps dans le soutien aux personnes sans papiers et qu’il m’est arrivé plus d’une fois de manifester devant le Centre fermé de Vottem, je ne connais pas bien les réalités de terrain liégeois. Je me suis donc tourné vers deux camarades impliquées plus directement que moi. France Arets est une des chevilles ouvrières du CRACPE, Collectif de Résistance Aux Centres Pour Etrangers. Elle est aussi très active au sein du Comité de soutien aux sans-papiers de Liège. Rosario Marmol-Perez est coordinatrice de l’école des solidarités. Entre mille autres choses, elle a joué au plus fort de la pandémie de covid un rôle clé dans l’opération « Masques solidaires », qui a conduit quelques dizaines de femmes, la plupart dépourvues de papiers belges, à confectionner dans l’urgence ces masques protecteurs dont nous avions tant besoin.
Nous sommes arrivés rapidement à la conclusion que la plus grande urgence se trouvait du côté des femmes, en particulier celles qui vivaient seules avec des enfants. France a contacté différentes personnes pour essayer de déterminer qui aurait le besoin le plus pressant d’un logement. Elle m’a en outre suggéré d’entrer en relation avec les Femmes Prévoyantes Socialistes (FPS), actives et militantes sur le terrain depuis plus de 20 ans et déjà concernées par plusieurs occupations de logement à Liège, qui pourraient assumer le rôle de locataire contractant à l’égard des fournisseurs d’eau, de gaz, d’électricité et d’accès à l’internet. Dans l’accord que nous avons signé avec les FPS, il est précisé que « la présente convention s’inscrit dans le prolongement de la motion ‘Liège Ville hospitalière, responsable, accueillante et ouverte’, qui a notamment pour objet d’améliorer l’accueil et le séjour des migrants dans le respect des droits humains ».
Enfin, je ne pouvais manquer de présenter le projet aux Acteurs et Actrices des Temps présents. Au sein de ce groupe, nous avons régulièrement mené des actions en opposition à la politique indigne poursuivie depuis des années en matière d’accueil par l’État belge et ses interchangeables sbires gouvernementaux, tels Sammy Francken ou Theo Mahdi. Le projet de la Casa Margherita répond à l’idée que nous défendons dans notre manifeste, de « faire pays dans un pays ».1
Restait à trouver de quoi payer les charges locatives, que les FPS ne pouvaient assumer seules. Les Acteurs bénéficient du soutien financier de l’asbl Causes Communes, fondée par Paul Hermant, Arthur Haulot et quelques autres à l’époque de la guerre en ex-Yougoslavie, au début des années 1990, en prolongement de la constitution d’un réseau de communes solidaires, en 1988, lors de l’opération « Villages roumains ». Nous avons pris accord avec cette association pour qu’elle serve de relais à une collecte de fonds.
Une fois tous ces arrangements conclus, nous avons écrit à une centaine de relations, d’amis, de parents pour leur exposer le projet. « Les familles que nous accueillons n’ont pratiquement rien en dehors de leurs effets personnels, et le peu qu’elles possèdent est le fruit de multiples gestes de solidarité. Nous espérons que le fait de vivre durant plus d’un an dans une maison entièrement meublée et bien équipée leur offrira un peu de répit, un moment de paix, de confort et de réconfort, et leur permettra de se préparer, en acquérant de nouvelles forces et de nouveaux outils, pour la suite de leurs difficiles parcours. » Les résultats de notre appel ont dépassé nos espérances, puisque, outre les nombreux massages de sympathie que nous avons reçus, près de 70 personnes ont apporté leur pierre à la Casa Margherita en adressant au compte bancaire de Causes Communes un virement ponctuel ou un ordre permanent. Si bien que nous avons pu garantir aux FPS un remboursement mensuel de 300 euros, correspondant aux deux-tiers des dépenses estimées.
Maison avec jardin
Il était nécessaire de raconter nos démarches en détail, parce que rien n’aurait éte possible sans le travail de fond mené de longue date par ces diverses associations. Il importe aussi de dire que, lorsque nous avons accueilli les premières occupantes, il y avait, invisibles à nos côtés, peut-être nonante ou cent hommes et femmes qui avaient exprimé leur solidarité d’une manière ou d’une autre, y compris en nous aidant à nettoyer, repeindre et rafraîchir la maison.
Maman Malou vient du Congo. Elle doit avoir une soixantaine d’années et souffre de sérieux problèmes de santé. Elle se déplace avec peine ; monter l’escalier lui est pénible. Nous lui avons donc réservé une chambre au rez-de-chaussée, en déménageant le salon dans la pièce voisine. Les autres pièces du rez-de-chaussée (salle à manger, cuisine, arrière-cuisine) seront affectées à l’usage commun. Thacienne, qui vient du Rwanda, a deux fils. Les garçons dormiront dans la chambre du second, où un petit bureau a été installé pour leur permettre de faire leurs devoirs au calme (ils fréquentent tous deux une école secondaire). Leur mère occupera une chambre au premier, celle qui donne sur le jardin. L’autre, côté rue, est destinée à Saligatou, une jeune Guinéenne qui arrive au terme de sa grossesse. Choc des cultures : il y avait, dans la chambre de nos parents, une stature de la Vierge à l’enfant. Nous l’avons placée sur la cheminée chez Saligatou, pour saluer sa future maternité, mais elle n’en veut pas. « Moi, je prie » ; nous dit-elle. Ce qui, dans sa bouche, signifie qu’elle est musulmane…
Trois générations de femmes qui ne se connaissaient pas avant d’être réunies, trois parcours de vie dont nous ignorons à peu près tout. La cohabitation s’avérera souvent difficile, mais en attendant, chacune semble heureuse de découvrir l’espace et ses aménagements. Et les garçons se montrent ravis de leur chambre.
Derrière la maison s’étend un grand jardin, dont notre mère s’est occupée jusqu’au bout. Deux figuiers, un cerisier, des groseilles, des fraises : de quoi préparer quantité de pots de confiture. Mais aussi de quoi planter des choux, à la mode de chez nous ou d’ailleurs. Nous rêvions d’y lancer un potager collectif, mais ne savions pas comment nous y prendre. Le hasard a voulu qu’un des jours de déménagement, nous fassions la connaissance de Marc et Julie, Ils avaient transporté dans leur voiture les bagages de Thacienne et ses enfants, si je me souviens bien. Au fil de la conversation, Marc nous a appris qu’il était ingénieur agronome, qu’il avait longtemps travaillé en Afrique. Tiens, tiens ! Je me suis empressé de lui faire découvrir le terrain. Marc a été séduit par l’idée d’un potager solidaire, a promis d’en parler à la prochaine réunion du Comité de soutien aux sans-papiers. Quelques semaines plus tard, le projet était lancé.
Il a fallu nettoyer, désherber, bêcher, semer et planter. Marc a organisé les travaux, en expliquant au besoin les gestes adéquats, en indiquant pour chaque tâche les outils les plus appropriés, comme cette grelinette qui permet de remuer la terre et de casser les mottes sans avoir à trop forcer. Un groupe WhatsApp a été constitué, pour la fixation des rendez-vous et la diffusion d’infos sur l’évolution des cultures, que Julie a documentée par de nombreuses photos. Un jour, on a implanté une serre pour protéger les tomates. Le lendemain, vent de tempête, qui a démoli la structure : il a fallu recommencer. Et semaine après semaine poussaient toutes sortes de légumes, ainsi que des pissenlits dans les parcelles non cultivées, pissenlits dont certains ont fait leur délice, en soupe ou en cramaillotte (confiture de fleurs de pissenlit).
Les femmes de la maison se sont relativement peu occupées du jardin, si ce n’est pour arroser, les jours de grosse chaleur, et arracher parfois les mauvaises herbes. En revanche les habitants d’autres occupations, situées à Liège et Ans, sont venus prêter main forte. Et les récoltes ont été partagées entre tous. Un bénéfice inattendu du projet a été la création de relations de bon voisinage : Joseph a donné quelques conseils et du petit matériel pour le montage de la serre ; il a demandé les orties qui avaient été fauchées pour en faire du purin.
La communauté illusoire
Avec ce qui m’apparaît aujourd’hui comme une certaine ingénuité, nous avions imaginé qu’il suffirait que les femmes habitent ensemble dans une même maison pour qu’avec leurs enfants, elles constituent naturellement une espèce de communauté. Pour souligner cette intention, nous avions suspendu dans le couloir une grande carte du continent africain, devant laquelle chacune avait été invitée à montrer de quel coin précis elle provenait. Ne nous suffit-il pas, quant à nous, de chanter : « Putain, putain, c’est vachement bien », pour que nous nous sentions tous des Européens, unis par un même idéal de paix, de fraternité et de démocratie ?
En réalité, les tensions furent vives et les échanges peu nombreux. A ma connaissance, jamais aucun repas n’a été pris en commun et les pièces du rez-de-chaussée n’ont guère été investies, chacune préférant rester dans sa chambre quand elle était à la maison. A plusieurs reprises, Rosario et France, qui sont devenues comme les marraines du projet, ont été appelées à tenir avec moi un rôle d’arbitre dont nous ne voulions pourtant pas. Une des brouilles nous a paru tellement profonde que nous nous sommes résolus à demander à l’une des habitantes de se trouver un autre logement et, fort heureusement, une solution convenable s’est présentée à elle. Mais son remplacement par une autre jeune mère a débouché sur de nouveaux conflits…
Peut-être aurions-nous dû penser à une forme d’animation politique avec les habitants qui nous aurait permis peu à peu de construire ensemble cette communauté que nous espérions. Mais comment faire sans attenter à la liberté et à l’intimité de personnes qui, après tout, étaient chez elles, du moins pour un temps, et n’avaient pas choisi de cohabiter ? Dans l’exil, quand on a été ballotté d’un endroit à l’autre sans pouvoir jamais se fixer, qu’on a enduré mille souffrances qu’on ne tient pas forcément à raconter, n’est-il pas normal qu’on cherche d’abord à se préserver un chez soi, dès qu’on a en a la possibilité ?
Certes, elles étaient au départ toutes dans la même situation de femmes sans papiers. Mais les raisons subjectives de ne pas s’entendre n’en étaient pas pour autant moins nombreuses : différences de tempérament, de valeurs, écarts culturels, singularités des parcours et des histoires. Entre les murs de la Casa Margherita, on a même entendu quelques échos lointains de la guerre au Nord-Kivu, entre Rwandais et Congolais. Une chose qui m’a particulièrement frappé, c’est de voir à quel point une des habitantes était imprégnée de la rhétorique évangéliste. Ses références constantes à Dieu rendaient presque impossible toute discussion un tant soit peu rationnelle. C’est un des effets pervers de la politique ostracisante menée à l’égard des migrants : à défaut de pouvoir travailler, ils trouvent dans les églises leurs principales, sinon leurs seules structures socialisantes.
Pas de regret, cependant. Durant les quinze mois qu’aura finalement duré la mise à la disposition de la Casa Margherita, ses habitants ont bénéficié d’un certain confort de vie ; les deux ados ont pris chacun 15 centimètres et ont réussi leur année scolaire ; deux bébés, Tierno et Espoir, ont passé leurs premiers mois dans la maison : deux des habitantes ont été régularisées, ce qui leur permet de postuler pour un logement social. Quant à nous, l’expérience fut très riche humainement et pleine d’enseignements. Elle nous aura permis de mieux faire notre deuil en donnant sens à la disparition de Margherita. Comme si, dans son absence, une porte s’était ouverte à des sœurs inconnues.
par Carmelo Virone
1. Voir sur ce site: Pays dans le pays
Ce texte a été publié dans le magazine Imagine. Demain le monde, N° 152 septembre-octobre 2022