(…) La création de tels « espaces » suppose deux types de dépossession préalables : dépossession de territoires, dépossession de temps. Par dépossession, il faut bien entendu entendre « mutualisation ». Le terme choisi indique cependant la nécessité impérative d’une volonté forte et d’un engagement ferme pour qui entreprend de se déposséder… (…)
Pays dans un Pays, Un Manifeste p.20&21
Ce que nous appelons dépossession dans le Manifeste n’évoque pas autre chose que la mise à
disposition, la mutualisation, l’usage partagé d’espaces, de temps ou de moyens dont nous jouissons usuellement ou que nous occupons ordinairement.
Si nous employons ce terme de dépossession, c’est précisément pour insister sur le caractère résolu et volontaire de l’acte à poser et pour souligner que la création de nouveaux communs, qui est l’objectif de ces dépossessions, ne peut se réaliser sans un minimum de détermination à questionner les logiques propriétaires qui sont « en nous ».
Cette détermination – ce passage à l’acte politique – nous l’avons donc nommée dépossession par antithèse à ces dépossessions non volontaires et non consenties qui sont la marque des prédations en cours. Ce dont on nous dépossède n’est évidemment pas équivalent ni comparable à ce dont nous décidons de nous déposséder. Contre ces dépossessions qui ne sont pas autre chose que des appropriations, il nous faut en effet lutter, comme il est indiqué dans le Manifeste, en ne concédant plus le moindre mètre de terre ni la moindre seconde de vie…
En revanche, dans le terme de dépossession tel que nous l’employons, il faut déjà lire le processus menant à la fabrication de ces nouveaux communs et à la construction politique qui s’ensuivra. Car ces dépossessions ouvrent un territoire nouveau en cela qu’elles forment, prises séparément ou considérées dans leur ensemble, un territoire dans le territoire. C’est à partir de là qu’il devient possible d’imaginer fabriquer un pays dans un pays, drainé et maillé par ces dépossessions territoriales, temporelles ou matérielles.
Pour réaliser ce pays dans le pays, les territoires (un pré, une forêt, un balcon par exemple) ne
supposent jamais la propriété mais toujours la mise à disposition. La propriété n’est pas la condition de ce que nous appelons une dépossession : ce que l’on ne possède pas peut aussi être dépossédé.
Par exemple, un simple usage, comme celui d’un trottoir, peut être dépossédé. Ce n’est donc pas
l’accumulation de ces territoires propriétaires qui font le pays dans le pays, mais bien l’usage partagé, commun, collectif de territoires, appropriés ou non.
C’est en ce sens que tout le monde, en ce compris un sans-abri, peut se trouver en capacité de
dépossession et de mise en commun territoriale.
Cette fabrication n’appartient bien entendu pas seulement aux auteur.e.s de ce Manifeste et elle
demande, notamment, de prendre en compte les diverses initiatives existantes afin d’en suggérer
l’extension. Mais elle suppose aussi de lancer une offre à contribution publique sur des modes et des manières complémentaires de procéder à ces fabrications.
Pour exemple, dans les idées concrètes qui suivent et qui touchent de façon volontaire à des
dépossessions territoriales à but essentiellement agricole ou alimentaire, un grand nombre de
propositions existent déjà. Si nous avons choisi de les inventorier, c’est pour la raison qu’elles
peuvent servir de source d’inspiration pour d’autres domaines et secteurs dépossédés.
Ces exemples sont classés en partant de dépossessions mineures, presque invisibles, à des
dépossessions plus volontaristes. Ces exemples sont livrés ici dans le but d’ouvrir cette offre à
contribution publique (1) et le même type d’inventaire demande à être réalisé pour les autres domaines d’intérêt du pays dans le pays.
° Mineure. Engagement à cultiver des plantes mellifères. Utile à la collectivité –production de miel – et également, par voie de conséquence, à la biodiversité. Ceci peut être par exemple adapté pour des petits territoires tels les balcons, les jardinets, les cours, les trottoirs, etc…
° Mineure. Engagement à cultiver des arbres ou légumes oubliés ou rares ainsi que les variétés locales de légumes… Utile à la biodiversité. Ceci peut être adapté pour des potagers ou des vergers existants.
° Mineure. Engagement au partage et au don de semences, de boutures, de bulbes, etc… Utile à la
collectivité – économie d’achats – et à la biodiversité. Ceci peut être adapté pour des potagers ou des vergers existants.
° Faible. Mise à disposition d’un terrain (bois, verger,…) afin d’y encourager la cueillette ou le glanage de toute plante ou fruit comestibles ou à usage médicinal. Utile à la collectivité si transformation alimentaire faisant elle-même l’objet d’une redistribution ou si usage médicinal. Ceci peut être adapté pour les bois, champs ou vergers existants.
° Faible. Engagement à ensemencer un espace (champ, pâture,..) par des espèces florales destinées à créer un « jardin en mouvement » et à être éventuellement consommées (cuisine des fleurs). Utile à la collectivité – création d’un paysage, usage alimentaire – et à la biodiversité. Ceci peut être adapté à des espaces dépassant un are.
° Modérée. Engagement à planter une ou des haies. Utile à la collectivité – augmentation de l’infiltration de l’eau, réduction du risque d’inondation, limitation de l’érosion des sols, limitation des transferts d’éléments polluants, réserve de cueillette – comme à la biodiversité – richesse en habitats écologiques, présence de nids, d’insectes, protection des cultures abri pour la faune,…
° Modérée. Mise en partage des productions maraichères via un système type « Incroyables comestibles », c’est-à-dire par la construction et l’entretien de bacs de plantations où cultiver de la « nourriture à partager » dans des espaces non fermés, en bordure d’habitat. Ceci peut être adapté aux jardinets sur rue, aux plantations de trottoir.
° Modérée. Mise à disposition publique des surplus maraichers générés par un potager ou des récoltes de fruits excédentaires d’un verger. Ceci peut se faire via un système de contenants disposés en bordure d’habitat et proposant un libre-service gratuit. Ceci peut également contribuer à alimenter une cantine, une épicerie.
° Modérée. Mise en participation d’un espace potager et co-jardinage avec un voisin ou un proche. Utile à la convivialité. Ceci peut être adapté aux potagers en voie de constitution et destiné à des personnes d’un même quartier, d’une même rue.
° Forte. Mise en participation d’un espace à des fins d’usage collectif (potager, verger, basse-cour, petit élevage, rucher…). Utile à la collectivité. Ceci peut être adapté pour des espaces à partir de 5 ares.
° Forte. Mise à disposition d’un espace à des fins maraichère ou d’élevage à destination d’une coopérative agricole existante ou d’une association d’agriculteurs. Ceci peut être envisagé à partir d’un hectare.
° Forte. Verdurisation d’une toiture plate pour des usages pouvant allez jusqu’au co-jardinage. Installation d’un rucher. Utile à la collectivité.
° Forte. Intégration gracieuse des surplus de productions maraichères ou fruitières dans un circuit solidaire (conciergerie de quartier, restaurant social,…). Utile à la collectivité. Ceci peut être adapté à toutes sortes d’espaces maraichers.
Les ingrédients du pays dans le pays.
Ce qui va vers la fabrication du pays dans le pays (ce qui existe déjà, ce qui est là), c’est
par exemple :
Les espaces de mutualisation de matériel (bibliothèques d’outils, repair cafés)
Les luttes locales contre les accaparements de territoires et de ressources (Grands
Projets Nuisibles et Imposés, artificialisation de terres arables, ..), les ZAD,…
Les volontaires de la Plateforme Hébergement/Migrants
Les sentiers de Grande Randonnée
La maison des mendiants à Namur
Les coopératives de réappropriation ouvrière
Les ceintures alimentaires urbaines, les villes fertiles
Les territoires zéro chômage
Les fraternités ouvrières de Mouscron (semences)
Les cours d’eau sous contrats de rivière
Les habitats hors norme, le cohabitat, les Community Land Trust
Les jardins partagés
La friche Josaphat
L‘open source, les open data
Les donneries, ressourceries, recycleries
Les bourses de temps
Les monnaies locales
La plateforme contre la privatisation de Belfius (Belfius est à nous)
La campagne Tam Tam
Ce qui prépare la fabrication du pays dans le pays (ce qui n’existe pas encore, comment
le faire), c’est par exemple :
Les marches
Les Bricos
Les combats (pour les services, les biens, les espaces) publics
Les dépossessions territoriales
Les fabriques de quartier
Les cafés/cantines
Les boutiques de lutte
Les ressourceries/brocantes/donneries de quartier
Les contributions
Les caisses de temps
La caisse commune
Les institutions autonomes
Les contre dispositifs
° Les marches
Les marches sont, historiquement, le premier des vecteurs d’intervention des Actrices & Acteurs des Temps Présents. En 2014, elles avaient pour mission de dresser un « cadastre des scandales et des merveilles ». En 2017, elles ont documenté des situations d’accaparements de territoires et de ressources lors de la « marches des communs » et ont traversé les communes de Wallonie au plus haut taux de pauvreté lors de la « marches des réparations ». D’autres marches ont été à la découverte de producteurs locaux ou se sont dirigées vers des CPAS dans le cadre des actions contre le service communautaire.
En traversant et en reliant entre elles des problématiques locales, les marches permettent d’établir un diagnostic de ce qui empêche l’avenir de venir. Conçues comme des marches narratives, elles sont aussi productrices de leur propre information. Elles représentent sans doute l’un des meilleurs moyens de diffusion de la proposition de faire pays dans un pays et elles sont aussi un outil subversif majeur.
Nous ne devons pas nous empêcher d’imaginer lancer une vaste campagne de marches, sur plusieurs mois.
° Les Brico
Imaginés et expérimentés à la suite et en conséquence de la marche des réparations de 2017, les Brico (Bureaux de Recherche et d’Investigation Communs) sont des espaces de débats tenus dans des quartiers au départ de cette simple question : « S’il fallait réparer quelque chose demain, par quoi commencerait-on ? ». D’une durée ne dépassant pas trois jours, s’adressant à des entités ou quartiers ne dépassant pas 5000 habitants et mettant en présence des personnes n’ayant ni mandat ni enjeux, les Brico permettent d’établir le diagnostic de ce qui bloque l’aujourd’hui. Idéalement les Brico pourraient fournir les cahiers de doléances (référence au processus de consultation prérévolutionnaire qui prépara les Etats Généraux avant 1789) et donner une base aux institutions autonomes du pays dans le pays.
Nous ne devons pas nous empêcher d’imaginer la tenue de 900 Bricos (soit un Brico par 5000 habitants sur une population globale de 4.500.000 personnes), en deux années maximum, sur le territoire du pays existant.
° Les combats (pour les services, les biens, les espaces) publics
Les interventions des Actrices & Acteurs des Temps Présents dans les débats et les combats publics ont été constantes, nombreuses et diversifiées. Nous avons entre autres lancé en 2016 un processus intitulé « 136 jours pour faire tomber le gouvernement », une campagne dont la volonté était d’être à la fois, au moment où étaient prises les premières mesures gouvernementales, dans la protection et dans la désobéissance civiles. Aujourd’hui et sur un certain nombre de points, Tam Tam en a pris le relais mais à l’époque, cette campagne n’a pas connu l’engouement espéré. Quoi qu’il en soit, la question de la sanctuarisation des droits, des espaces, des services et des biens publics constitue, pour notre front social, un marqueur puissant autour duquel toutes les actions, ou presque, peuvent être subordonnées. Qu’il
s’agisse de défendre le droit public (des visites domiciliaires à la question du secret professionnel des travailleurs sociaux), de défendre les espaces publics (la question de la prédation territoriale), de défendre les services publics (le soutien et le relais des prises de positions syndicales) ou de défendre les biens publics (la question territoriale encore ou le CETA, mais aussi de façon plus générale tout ce qui ressort des atteintes à la sécurité sociale).
Nous ne devons pas nous empêcher de nous associer et de nous fédérer plus largement que nous le faisons afin de démultiplier nos capacités d’action. Nous ne devons pas nous empêcher d’imaginer des actions moins symboliques.
(1) Sur les Ateliers ouverts et les lieux de débats et de co-construction, voir la scolie