Regardant derrière nous, nous voyons un été sec, caniculaire, avec en Europe la guerre et dans les forêts le feu. Devant nous, un hiver où les risques de pénuries, d’inflations, de vie chère, de manques sont manifestes et palpables1. Nous n’avons plus à nous poser de questions sur la préséance entre fin du monde et fin du mois, elles viennent ensemble, plus tôt que nous le pensions. Nous avions en tête des échéances qui sont déjà effondrées et nous pensions au destin des générations suivantes : nous devrions avoir désormais compris que ces échéances et ces destins font partie du déjà là.
En tête aussi ce qu’avait dit la scientifique suisse Julia Steinberger lors d’une conférence au Dk comme quoi les rapports du Giec auxquels elle collabore sont d’abord des documents de consensus et que les filtres gouvernementaux et étatiques y sont majeurs – le i de Giec, on s’en souvient alors, veut dire intergouvernemental. Tant Bolsonaro qu’Orban (qui envoie désormais les Hongrois couper les forêts pour l’hiver) ou autre Modi doivent avaliser les résumés finaux de ces rapports, c’est-à-dire en modérer les urgences, en atténuer les modélisations et surtout, en interdire les interprétations dissonantes : toutes ces alarmes sont censées sonner dans le cadre continué d’un capitalisme mortifère et moribond. Le découplage entre le maintien de la croissance et la poursuite des multiples atteintes à la biosphère est toujours le scénario qui court. Rien de nouveau sous le soleil, sauf le soleil.
Toujours, là.
Toujours plus haut, plus fort, plus vite.
Les scénarios sur la table manquaient de suspens, on les voyait linéaires avec une intrigue longue à s’installer, une fin de série lointaine et des décors exogènes. Mais pas.
Ici, maintenant, là.
Il y a eu quelque chose dans cet été. C’est comme si nous avions subitement quitté l’anecdote. Peut-être parce que des récits, aujourd’hui, permettent d’encastrer l’anecdotique dans une histoire plus large : les gens revenus de vacances n’ont pas eu que chaud et soif. Ils ont vu. Le Rhin, la Loire, le Pô, l’Al-Massira, la Tamise. Les sols craquelés, les 760.000 hectares européens incendiés. L’eau livrée par des camions. Des processions même pour qu’il pleuve. L’eau de la Méditerranée à 30 degrés. Des glaciers tombés. Des campings évacués. Des sites touristiques contingentés. La pêche interdite. Celles et ceux qui sont restés n’ont pas trouvé l’air. La ville entière était un îlot. Les quartiers comme au Covid ont trinqué. Les inégalités environnementales ont suivi rigoureusement les frontières des inégalités sociales. Tout cela compose une cosmogonie. Il est désormais possible d’articuler, de voir les connections, de comprendre le chemin de la cause à la conséquence.
Nous ne sommes pas pour autant quitte avec le trivial. De grands travaux ineptes continuent d’être portés par des gens qui croient toujours à la production et à l’excavation. Nous avons marché un bout de la Meuse en juillet et la carrière de grès qui veut pousser vers Lustin, jusqu’à faire trembler les maisons, nous disait précisément cela : que le temps de la ressource n’est pas fini. Que nous n’en avons pas terminé avec le vulgaire et l’inculte. Regardez ce signal parmi d’autres : l’alliance créée fin juillet entre des exploitants agricoles, des propriétaires terriens, des chasseurs et des bûcherons pour interdire en forêt la marche sur les sentiers non balisés et sur ceux dont l’usage public est contesté (c’est-à-dire ayant été barrés ou clôturés par un propriétaire prétendant se les approprier : nous avons nous-mêmes basculé de telles barrières dans le bois du Laury, il faudra recommencer souvent car ce n’est pas assez d’avoir construit un monde propriétaire, on le veut aussi sans aventure).
Cet été nous aura aussi donné l’occasion de prendre doublement conscience de la fiction de l’immuabilité. D’une part parce que ce que nous avions pris l’habitude de considérer comme « immuable » l’est visiblement de moins en moins et d’autre part parce que cette « immuabilité » ne l’a en réalité jamais été. Il n’y a pas de toujours, plus. Les incendies autour de la dune du Pilat en juillet en sont un exemple parmi d’autres. Ces forêts, comme le dit l’éditeur Yves Jallon, ne sont pas des forêts mais des usines, plantées là – il y a moins de deux siècles, en lignes rigoureuses, au cordeau, géométriques – pour chasser des bergers travaillant juchés sur des échasses – prenez l’image de ces hommes perchés puis celle de ces troncs rectilignes et alignés et choisissez – veillant sur des moutons paissant loin dans les landes, terres pauvres qui étaient communes jusqu’à leur appropriation par une poignée de familles (à poigne, on suppose). On peut en dire exactement autant d’un certain nombre d’autres fictions immuables comme L’État, le marché, la croissance et autres menues monnaies. Récuser l’usine en se disant que la terre rase des forêts calcinées landaises ressemble décidément beaucoup à la Sablière d’Arlon rasée sitôt la Zad expulsée.
Faire autre chose de l’usine, c’est urgent.
Car il faut dire encore autre chose de ce qui vient de l’usine. Les signaux nucléaires sont insistants, qu’ils proviennent d’une centrale atteinte par des tirs et des bombardements, de centrales vieillies, fissurées et sans eaux de refroidissement ou qu’ils surgissent d’armes, nucléaires aussi, certes toujours au pied, mais tout de même apprêtées, prêtes, préparées. Manufacturées. Ces signaux signalent. Ils disent que nous vivons entourés de « communs négatifs » que nous avons à destaurer, comme disent Monnin, Landivar et Bonnet2. En tout état de cause, déjà, se désempiriser. Récuser l’emprise des empires énergétiques, économiques, géopolitiques. Les discours de fin d’été disent payer le prix de la liberté et de nos valeurs, disent la force d’âme, disent la guerre à nos portes3. Que disait encore le Manifeste ? «Prononçons, pour faire vite, le mot guerre avant qu’on ne vienne nous en expliquer l’inéluctabilité». La guerre comme commun négatif.
Ce qui vient de l’usine dit aussi la pauvreté irrécusable. Il n’est pas dit que les frontières des inégalités sociales demeurent longtemps inamovibles, immuables. Les projections des opérateurs bruxellois estiment à 80% le nombre de ménages bruxellois qui auront des difficultés ou seront dans l’incapacité de payer leurs factures d’énergie cet hiver. 80%, Grégoire disait ça. En Grande-Bretagne déjà, les 80%, fin du mois, sont déjà là. Les feux de forêts, fin du monde, leur font barrière, on les perçoit à (grande) peine. Lorsque les feux s’éteindront, on verra mieux l’entendue de la morgue pleine. Il faudra qu’il y ait du gaz, bien entendu, si on a à le payer. Le moindre confort vaudra plus cher. Les Norvégiens dont l’électricité provient des barrages communiquent que leurs lacs sont à sec et annoncent par la même occasion le tarissement de leurs exportations. Nous vivons un temps fossile, il y est partout question d’énergie manquante – après tout, que seraient les soviets sans l’électrification du pays ?
Avoir en tête cela. Ce là.
En tête encore, le jeune président des socialistes flamands considérant qu’être d’extrême-droite est un choix légitime. Vooruit, en avant, ya basta ya, ils ne passeront pas – ils passent, qui les a vus ? Le Covid a décidément rendu le fascisme compatible, à compter qu’il était antisystème et qu’il savait utiliser les réseaux sociaux. Défiler avec le fascisme – parce qu’on ne sait pas non plus en compagnie de qui on fait ses courses au grand magasin, n’est-ce pas ? – puis écouter sa musique, respecter ses conseils de sécurité – racisés, sans-papiers, ce week-end restez donc à l’écart du saillant d’Ypres – et déposer un recours au Conseil d’État. L’été a aussi lustré les croix gammées, elles brillent partout : c’est où elles ne brillent pas que cela étonne. Mes vacances : 81 votants, 61% pour le rassemblement national.
Mixons donc tout ça. Soyons les DJ de notre rentrée. Mixons : rentrées nulle part, sorties partout. Tout fuit. Tout nous fuit. Bouleversements, chertés, raretés, fascismes. Tout tient ensemble et très fortement.
Nous sommes dans le dur, maintenant.
Je pense que c’est aussi, que cela peut être, le temps des temps présents. La facture énergétique du Dk va exploser. Ouvrons le Dk à cette explosion. Il faut nourrir et chauffer, il va bien falloir : 80% ! Nos caisses communes sont pauvres, il faut les nourrir aussi. Retrouver en passant le cours de l’Elsbeek. Travailler le pays du Dk. Je sais que c’est dans l’agenda. Se rappeler alors que les saisons ont un mois d’avance.
Le pays quant à lui trouve ses allié.es, des gens que nous espérions depuis longtemps nous rejoignent aujourd’hui. Le pays est en cours d’écriture et de cartographie, nous avons eu de bonnes séances ces derniers mois qui demandent à être encouragées. Les signaux sont encore faibles mais ils sont fréquents et de plus en plus rapprochés : le pays aussi dit quelque chose. J’ai beau regarder autour de moi, lire beaucoup, je ne vois rien qui équivaut à cette proposition de pays dans le pays, je vois en revanche bien des choses qui peuvent l’enrichir, le rejoindre, le dépasser. Il est là où il faut, je pense. Il doit faire deux choses : être plus présent d’abord, être plus méchant aussi.
Nos débats d’après Covid avaient laissé surgir un mot, le mot « soin ». Et son sens n’était pas (que) sanitaire. Si l’on veut encore pouvoir lui accoler le mot « beauté », il va falloir se presser un peu.
Paul
1 Je reprends ces deux phrases écrites pour la présentation des journées « Ce qui nous arrive » des 22 et 23 septembre prochains aux Halles de Schaerbeek, organisées par la FdSS, le Cesep, la Fédération des Maisons Médicales, le Forum Bruxelles contre les Inégalités, … A rejoindre, inévitablement.
2 Dans « Héritage et Fermeture », aux éditions Divergences, mal édité mais indispensable.
3 Discours d’E. Macron à Bormes-les-Mimosas, 17 août 2022