Carmelo Virone
Au lieu du péril
Mais au lieu du péril croît
Aussi ce qui sauve.
Dans la ténèbre
Nichent les aigles et sans frémir
Les fils des Alpes sur des ponts légers
Passent l’abîme.
Friedrich Hölderlin
Le sol était détrempé; il avait fallu par endroits jeter des rondins et des branchages sur les ornières pour faciliter le passage; les pieds s’enfonçaient dans la boue; à chaque pas, on se retenait de glisser; mais heureusement, il ne pleuvait plus, pour la première fois depuis quinze jours, et on voyait même un peu de soleil s’infiltrer entre les arbres dépouillés ; une lumière basse encore, de fin d’hiver.
A un détour du chemin, une banderole nous avait accueillis : « Bienvenue à la ZAD ». Plus loin, sur un autre bout de drap blanc tendu entre deux troncs, nous avions pu lire : « Respect existence or expect resistance » – ce dernier mot, écrit en rouge. En rouge aussi était dessiné un cœur, qui encerclait un grand A tracé à la peinture noire.
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Le grand marché mondial a l’appétit d’un ogre. Il s’empare de tout ce qui fait battre le cœur pour en faire commerce et en tirer profit.
Un jeune homme s’était avancé à notre rencontre, un vrai forestier, chaudement habillé d’une veste et d’une surveste de treillis, d’un pantalon débordant de poches. Aux pieds, de robustes bottines à semelles épaisses, montant haut sur les chevilles. Amalric vivait là depuis plusieurs mois, depuis qu’il avait appris que la zone, une ancienne sablière de trente hectares, était menacée par un projet immobilier. Avec quelques camarades, ils avaient décidé d’occuper le terrain en permanence, pour être prêts à tout moment à faire obstacle au chantier qui s’annonçait. Ils avaient rallié à eux des habitants qui les soutenaient matériellement. Même discrète, leur présence dérangeait. Leur action avait suscité la colère des autorités dont ils mettaient publiquement les décisions en cause. Beaucoup d’argent était en jeu, et au-delà, une manière d’appréhender la vie. La zone à défendre étaient devenue une zone à reprendre, On avait cherché à les intimider; on les avait menacés. Depuis lors, chaque fois que les zadistes apparaissaient en public, face à des journaliste, pour expliquer les raisons de leur geste, ils enfilaient des cagoules qui leur évitaient d’être identifiés.
Nous, Amalric nous avait reçus à visage découvert. Son inquiétude, cependant, était sensible. D’emblée, il avait parlé de nos smartphones. Éteints au fond de nos poches, ils nous espionnaient encore. Si la police le décidait, nous serions localisés dans l’instant, nos données seraient pompées et le moindre déplacement enregistré. A plusieurs reprises, des sympathisants avaient été contrôlés au sortir du bois, avait-il raconté. On leur avait confisqué leurs cartes SIM. Ils s’étaient laissé faire, parce qu’ils ne connaissaient pas leurs droits. Voilà pourquoi nous ne pouvions pas prendre de photos : nos fichiers risquaient d’être piratés et copiés à distance. La répression était devenue très forte à l’égard de tous ceux qui tentaient de gripper le système. Lui-même était fiché depuis longtemps et les drones qui survolaient régulièrement la zone accentuaient la surveillance.
Nous marchions derrière lui sur un étroit sentier quand nous avons aperçu une première construction qui se découpait haut dans le ciel, une cabane perchée dans les arbres. Apparition un peu magique, comme détachée des contingences terrestres, n’eût été la longue échelle métallique qui la reliait au sol. Cette cabane-ci, on l’appelle la Gale, nous avait dit Amalric dans un sourire. On l’a nommée ainsi en hommage à la ZAD de Hambach. Là-bas, toutes les cabanes ont été construites en hauteur, mais à un certain moment, les gens qui y vivaient ont attrapé la gale. C’est notre manière de les saluer.
Hambach, près de Cologne, abrite une des plus vieilles forêts d’Allemagne. Douze mille ans d’existence : on pourrait croire qu’elle appartient de ce fait à la mémoire collective. Pas du tout. Son propriétaire effectif est un conglomérat industriel, Reinisch-Westfälisches Elektrizitätswerk.
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Au long des millénaires, les arbres ont poussé, leurs troncs se sont épaissis, élevés, ouvrant largement leurs branches, et leurs frondaisons ont abrité des générations d’insectes et d’oiseaux. Foudre, champignons, pourritures, les vieux arbres fatigués se sont abattus sur le sol; siècle après siècle, d’autres les ont remplacés, animés d’une sève nouvelle. Les couches successives d’arbres tombés par terre se sont tassées, enfoncées dans l’humus. Et lentement la chimie a accompli son oeuvre recréatrice, transformant le bois mort en lignite. C’est de cette lignite, une des ressources les plus polluantes qui soit, que les servants du Reinisch-Westfälisches Elektrizitätswerk gavent leurs centrales, mais ils n’en ont jamais assez et déboisent toujours davantage.
Amalric connaît bien le bois en tant que matériau, sous sa forme domestiquée de poutre ou de planche : il est menuisier. Quand il a commencé à construire des cabanes pour pouvoir y vivre, il a dû se départir de ses habitudes, apprendre de ses erreurs, ne plus croire qu’une chose est impossible avant de l’avoir vérifié. Il était fier de cette expérience. Il nous racontait le bonheur que ses camarades et lui avaient éprouvé quand ils avaient vu ce qu’ils pouvaient faire advenir de leurs mains. En habitant ici et travaillant ensemble, ils avaient dû s’inventer des règles de vie collective. C’était aussi une expérience, qui se prolongeait chaque jour.
Le chemin débouchait sur une clairière où d’autres cabanes étaient édifiées, celles-ci à même le sol. La grande, c’était la Chaussette, un dortoir collectif à la disposition des visiteurs de passage. On devait ôter ses chaussures avant d’y pénétrer, et défense de fumer et de boire de l’alcool à l’intérieur. Un peu à l’écart, l’OVNI, une toute petite cabane réservée aux couples qui voulaient s’isoler. Mais peut-être fallait-il entendre Love Nid, niche intime pour y mettre l’amour à l’abri, alcôve qui ne faisait qu’une avec la végétation environnante. Encore une cinquantaine de mètres et on arrivait à la Tombe, une cabane enfouie dans le sol, qui restait inoccupée parce que ses constructeurs avaient commis une erreur : ils avaient creusé trop profond et étaient tombés sur une couche argileuse, qui ne laissait pas pénétrer l’eau. Le sol était donc couvert de larges flaques. Ils s’étaient également trompés en creusant à même la paroi un foyer relié à l’extérieur par une cheminée. La première fois qu’ils y avaient allumé un feu, ils s’étaient rendu compte que la chaleur ne se répandait pas dans la pièce, mais qu’elle restait dans le mur. Il allait falloir recommencer le travail et trouver une meilleure solution.
Une nouvelle zone artisanale devrait voir le jour à l’entrée d’Arlon, sur le site de l’ancienne sablière de Schoppach, juste en face du siège d’Idélux. Cette intercommunale a en effet acheté les terrains à la ville. La zone couvrira une vingtaine d’hectares et devrait accueillir une quarantaine de PME.
L’emploi, le développement économique et la gestion de l’environnement, piliers du développement durable, sont au cœur des objectifs stratégiques, métiers et expertises d’Idélux depuis des années. Nous possédons près de 50 parcs d’activités économiques pouvant accueillir tout type de business, dans tous les secteurs, mais ces parcs arrivent progressivement à saturation. Notre objectif reste de disposer d’une offre foncière et d’équipements attractifs pour les entreprises, dans les meilleurs délais et aux conditions les plus concurrentielles possibles. Nous sommes pleinement conscients des urgences climatiques et environnementales et poursuivrons, à l’échelle de nos actions, l’apport de réponses concrètes à ces enjeux.
Nous étions dans notre clairière comme sur une île entourée de falaises. En contrebas s’étalait la cuvette creusée par l’extraction du sable. Nous n’y allons que rarement, expliquait Amalric, et en prenant des précautions. Nous marchons en file indienne, pour déranger le moins possible l’habitat. Plusieurs espèces devenues rares vivent en cet endroit, comme le triton crêté. On doit les laisser tranquilles.
Nous ne pouvions les apercevoir de là où nous étions, mais la falaise était percée de petites excavations creusées par des hirondelles de rivage pour y nicher. En piochant obstinément la terre meuble de leur petit bec, elles se font un terrier, qui peut atteindre jusqu’à un mètre de long, un sacré travail. On comprend qu’elles reviennent chaque année s’installer au même endroit, pour ne pas devoir tout recommencer.
En hôte délicat, Amalric avait attiré notre attention sur l’écorce d’un épicéa qui s’était détachée du tronc. C’était le signe que l’arbre était rongé par des scolytes. Ces petits coléoptères avaient pondu leurs œufs au sommet du tronc. Leurs larves étaient descendues; elles avaient creusé à travers l’écorce une multitude de galeries pour se nourrir de cellulose. Les galeries empêchaient la sève de circuler. L’arbre, fragilisé, pouvait en mourir.
Des tentes de camping étaient disséminées au milieu des pins. Elles appartenaient à des sympathisants de la ZAD, surtout des étudiants qui vivaient pendant la semaine à Bruxelles et venaient passer le week-end auprès de leurs camarades, pour les soutenir. Amalric déplorait l’imprudence de ces jeunes gens. Même si les arbres avaient l’air encore solides, beaucoup étaient minés. Par vent de tempête, ils pouvaient tomber, s’abattre sur une des tentes. Il ne fallait pas négliger ce risque.
C’est parfois difficile de vivre ici, nous avait confié Amalric. Certaines nuits d’hiver avaient semblé très longues. Heureusement sa famille comprenait son engagement. Elle trouvait même son action juste et nécessaire. Elle avait promis de passer le voir mais n’en avait encore rien fait jusqu’à présent. Ce grand gaillard au regard franc ne s’en vantait pas, mais on comprenait qu’il lui avait fallu du courage pour tenir bon, malgré les intimidations policières, le dénigrement des autorités, les menaces d’expulsion cent fois répétées, l’isolement, l’inconfort.
Notre promenade touchait à sa fin. Nous étions passés devant une cabane où étaient entreposés des outils et du matériel : l’atelier. Un peu plus loin, une dizaine de garçons et de filles étaient regroupés devant une grande cahute dépourvue de mur de façade. La pièce était barrée sur presque toute sa longueur par un comptoir fait de meubles de récupération, table, cuisinière, frigo, matériel de bric et de broc. C’était un espace communautaire, le coin bar et la cantine collective. Une fille était venue nous faire la bise. Les autres nous avaient salués d’un geste ou d’un sourire, sans poser de question : notre présence semblait avoir pour eux l’évidence de l’amitié. Après avoir accompli scrupuleusement leur mission de chien (aboyer, agiter la queue, renifler les pantalons), les deux chiens venus à notre rencontre étaient allés se recoucher paisiblement près du poêle, un tonnelet monté sur pieds qui diffusait une faible chaleur, suffisante cependant pour qu’on puisse se tenir assis à l’air libre en gardant vestes et manteaux. Un smartphone, posé sur une souche à proximité était relié à deux petites enceintes dont le design épuré étonnait dans ce décor. De la musique s’en échappait : Alain Bashung et ses révoltes rauques.
***
Ce jour-là, j’avais ramassé en chemin quelques pommes de pin à l’écorce claire, semblables à de longs doigts squameux. Ces pommes à présent se sont largement ouvertes et leurs écailles ont acquis une teinte plus sombre. Plus qu’à des doigts, leur forme fait désormais penser aux arbres mêmes dont elles sont tombées.
Je les aligne à la verticale dans un grand pot rempli de terre. Je les enfonce un peu pour les faire tenir debout sur leur base. Peu à peu, une forêt de cônes se dresse dans ma cuisine. Comme j’aimerais m’y promener avec des amis! Mais nous sommes tous confinés jusqu’à la fin de l’épidémie, à cause de ce virus à couronne d’épines qui lacère les poumons de ceux qui le respirent.
Je regarde dans un dictionnaire en ligne à quoi ressemble le triton crêté. Je dois pouvoir le reconnaître si je veux l’inviter chez moi, pour l’installer dans le bac à sable que je placerai en contrebas de ma forêt. C’est un joli monstre à la queue verruqueuse, dont chaque patte se prolonge par quatre longs doigts effilés. La femelle, sensiblement plus grande que le mâle, peut atteindre jusqu’à dix-huit centimètres de long. Mais ce mâle a d’autres atouts : en période nuptiale, il arbore une haute crête dorsale dentelée sur le dos et des couleurs plus vives sur le ventre.
Il fait très beau aujourd’hui. Une magnifique journée de printemps, lumineuse et douce. Dans mon petit jardin de ville, j’admire les jonquilles, les tulipes blanches liserées de jaune et celles d’un rouge éclatant qui se sont ouvertes hier.
Ce matin, j’ai vu par la fenêtre deux pies qui becquetaient la terre, à la recherche de nourriture. L’une d’elles s’est perchée sur une branche maîtresse du figuier. Je me suis perdu un moment dans le noir bleuté de ses ailes. Quand elle s’est envolée, je l’ai suivie des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière le toit d’une maison.
Pourrait-elle un jour ne plus revenir, disparaître à tout jamais parce que son espèce serait éteinte, comme tant d’autres avant elle ? Je ne peux pas imaginer qu’elle vienne à manquer définitivement à la joie du monde.
Dimanche 29 mars 2020