Basé sur les deux textes de Michel Foucault : Le corps utopique et Les hétérotopies
Tout est territoire. Ainsi commence l’une des scolies de ce manifeste d’extension. « Un champ est un territoire. Un bois est un territoire. Une habitation. Un groupe de maisons. Un quartier. Un village. Une ville. Mais aussi une rue. Mais aussi un trottoir. Mais aussi un toit. Mais aussi un jardin. Une terrasse, pareillement. »
Ainsi, le corps est avant tout aussi un territoire. Michel Foucault définit, dans « Le corps utopique », le corps comme le contraire d’une utopie. Le corps est irréparablement ici, jamais ailleurs. Il se peut bien, continue-t-il, que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le coeur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel. D’où la naissance des masques et des statues, du maquillage, des tatouages, des bijoux et même des uniformes.
À Bruxelles par exemple, nous savons toutes et tous ce que le parc Maximilien représente désormais. Mais qu’est-ce qu’un parc ? Quelle est sa fonction (en tous cas telle que conçue dans nos villes) ? N’est-elle pas, de prime abord, d’y faire la promenade, d’y faire jouer les enfants, de s’y détendre ?
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Le parc Maximilien est aujourd’hui l’exemple type de ce que Foucault définit comme hétérotopie.
Qu’est-il, à présent, si ce n’est à la fois un lieu de vie (de survie est plus exact), de logement précaire, d’attente inlassable, de dangerosité tant les flics y effectuent des rafles de plus en plus tôt et à toute heure ; en bref, il est devenu lieu d’inquiétude permanent plutôt que de détente.
Certaines hétérotopies sont créées (celles du pouvoir du moins) pour y reléguer les gens dits « à la marge ». Ainsi sont les prisons, les hôpitaux psychiatriques, les maisons de retraite, les hôtels, mais les cimetières aussi (l’on pourrait nous pencher sur cet accord de quatre milliards d’euros signé avec la Turquie pour garder les migrants « en dehors ») ; mais désormais aussi les centres fermés : le projet de maxi prison de Haren a pour but d’allouer une aile entière pour les personnes dites illégales, faute de papiers ; les autres centres fermés étant bâtis sur le modèle carcéral, se verront bientôt enfermer des enfants et des familles.
Les rafles qui s’intensifient pour ensuite les relâcher (s’ils ont la chance de ne pas être enfermés puis expulsés), le refus de créer un bâtiment sûr pour y dormir, et même le dédale administratif dans lequel les gens sont plongés s’ils ont eu la change d’apposer leur demande d’asile, ne sont-ce pas là des refus de leur donner un lieu de protection, n’est-ce pas là une manière bien sournoise de perpétrer à jamais leur condition d’exil – afin qu’ils soient le moins tentés de rester sur le territoire ? De n’être jamais là, jamais au terme de leur exil ?
Voilà qu’aujourd’hui, le simple fait de vouloir rentrer dans un territoire pour y trouver refuge, fait automatiquement refermer le territoire – à la manière d’un piège à loup – sur la personne.
En effet, pour le migrant, pour le corps du migrant, le caractère même de l’exil semble être constamment maintenu. Un être humain en exil est caractérisé par le fait qu’il n’a pas de lieu (obligé de vivre ailleurs que là où il est habituellement, que là où il est né). Empêcher à son corps de trouver refuge ou repos, c’est faire comprendre que son corps ne lui appartient pas, qu’il est soumis à un pouvoir qui s’offre le droit d’en disposer comme bon lui semble.
On l’aura compris, les hétérotopies créées par le pouvoir sont des lieux que celui-ci ménage pour reléguer les membres de sa société dont le comportement est déviant dans les marges qu’il fabrique. Par exemple, les chômeurs sont placés hors du monde dit actif. Mais l’hétérotopie n’est pas un lieu complètement clos, il peut avoir une ouverture, un lien avec le monde. Le PIIS peut être cette brèche par laquelle les chômeurs seront « réintroduits », avec toutefois cette perversion d’utiliser leurs corps, ce faisant, gratuitement. Et là encore le message du pouvoir est clair, celui de disposer du corps de ses sujets comme il l’entend. Si les migrants ne sont que des profiteurs, ou juste différents, donc du point de vue raciste déviants, on les enfermera. Et la présence toujours plus grande de flics et militaires dans les rues (premier symbole du non-déviant par excellence), atteste de surcroît l’usage que le pouvoir entend faire du corps des citoyens. Nous avons dit repousser en dehors, reléguer à la marge. Et bien ! Qu’est-il, par exemple, le règlement Dublin, sinon, en repoussant les immigrés aux limites – sur le plan géographique, mais économique aussi –, aux marges du territoire européen, la création d’une hétérotopie par excellence ? Comme le sont aujourd’hui les cimetières en dehors des villes, la méditerranée qui jouxte l’Europe.
Mais qu’advient-il de ceux qui y sont rentrés (dans le territoire) sans pouvoir y rester ? C’est la situation des « sans-papiers ».
L’autre jour, un ami m’appelle et me propose de passer un après-midi ensemble. Je dois décliner car je m’en vais voir un concert en France, à 10 km à peine de la frontière belge. Sur quoi mon ami me répond : « Ah, si j’avais eu des papiers, je serais bien venu avec ».
Et la situation me saute aux yeux : une personne « sans-papiers » aujourd’hui, c’est une personne qui ne peut pas être dans un pays duquel elle ne peut pas sortir non plus. Car en sortir c’est s’exposer au risque d’être arrêté ; y rester c’est constamment être placé dans l’u-topie de la marge, dans ce lieu qui n’en est en vérité pas un car légalement non reconnu.
Avec des règles bien strictes toutefois :
– Travail au noir dans des secteurs bien définis : textile, construction et horeca.
– Avec l’inépuisable menace de contrôles ne faisant qu’accroître précarité et insécurité.
– Avec des loyers sans contrats.
– l’absence de droits, de protections.
– etc.
La politique actuelle les veut relégués dans des lieux et des situations qui selon l’organisation générale ne peuvent exister – et donc n’existent pas. En bref, les rendre sans consistance (qu’une carte d’identité est mince pourtant), les rendre inexistants.
Ce n’est que là que la véritable chasse, que toutes leurs rafles peuvent être pleinement légitimées et assumées sans vergogne, puisqu’en vérité, ils ne chassent, ils ne raflent rien.
Alors d’autres lieux émergent : un hôtel, un ancien internat, une maison de repos transformés en occupation. Tiens, c’est drôle de voir d’ailleurs quel recyclage est fait des lieux qui initialement aussi ont pour vocation de maintenir « en dehors ». Quoi d’autre pour la prochaine fois ? Un hôpital psychiatrique désaffecté ? Dans quelques décennies les chancres qu’aura laissé le village de Durbuy après la tornade touristique de Marc Coucke ? Ou les vieux forts tels que Breendonk ?
On comprend vite à quoi ils veulent en venir : multiplier les lieux de marges en les interdisant, c’est faire d’une pierre deux coups, c’est avoir la possibilité de stigmatiser (car dans ces lieux, l’on y fait la même chose, on y est identique) : ainsi, tous les « sans-papiers » ou gauchistes sont des squatteurs (on comprend ainsi mieux la loi anti-squat) et donc personne (c’est-à-dire tous les autres) ne peut dès lors les fréquenter, puisqu’ils sont ailleurs, en dehors des lieux où la vie réelle (celle du bon sens, évidemment) se fait : puisqu’ils ne sont pas là. Ainsi, cela renforce l’utopie des corps selon laquelle celui-ci perd sa cloison individuelle pour devenir un lieu-commun : migrants, chômeurs et sans-papiers = profiteurs, dangereux, nuisibles = à nettoyer. Et la boucle est bouclée.
Seulement plus que jamais ne faut-il oublier que les deux rôles des hétérotopies sont :
– soit créer des illusions (ce en quoi le pouvoir excelle).
– soit de créer UN AUTRE ESPACE RÉEL.
Mais l’essentiel, c’est que les hétérotopies, nous rappelle Foucault, sont la contestation de tous les autres espaces. Ces espaces qui n’existent que grâce et par ce qui est contesté. Et si le capital fabrique de plus en plus des lieux incontestables (architecture imposante, privatisations, meilleurs rendements, bien-être, démocratie, etc.), ainsi que des lieux où la contestation est juste tolérée (pour les manifestations qui ne souffrent pas d’arrestations d’office), il est dès lors urgent de se déposséder des lieux préfabriqués (à commencer par le langage) afin que l’utopie n’ait lieu de vivre que dans son propre décloisonnement.