(…) Les territoires et le temps sont des éléments indispensables pour qui voudrait construire une nouvelle situation qui ne soit pas une alternative au capitalisme mais qui entendrait en proposer l’antithèse. (…) Pays dans un Pays, Un Manifeste p.20
Ce qu’est un territoire ? Tout est territoire. Un champ est un territoire. Un bois est un territoire. Une habitation. Un groupe de maisons. Un quartier. Un village. Une ville. Mais aussi une rue. Mais aussi un trottoir. Mais aussi un toit. Mais aussi un jardin. Une terrasse, pareillement. Du métrage restreint d’un balcon aux vastes hectares d’une forêt en passant par des entrelacs de routes et le cœur battant d’une cité, tout est territoire.
Ce qu’est un territoire ? La définition qui suit pourrait a priori sembler assez complète : ferait territoire ce qui est «agencement de ressources matérielles et symboliques capables de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif social et d’informer en retour cet individu ou ce collectif sur sa propre identité». Elle l’est sans doute encore pour un urbaniste ou un aménageur, elle est cependant beaucoup moins pertinente pour qui voudrait faire pays dans un pays. La difficulté dans cette définition, c’est que non seulement elle continue de considérer l’être humain comme le bénéficiaire central, à titre individuel comme collectif, des ressources et des possibilités d’un territoire, mais qu’elle laisse en outre à penser que c’est l’usage fait de ce territoire qui constituerait un facteur identitaire. Or, comme nous avons appris à le savoir, l’usage propriétaire d’un territoire (par le fait d’en user, d’en récolter les fruits et d’en abuser : c’est l’usus, le fructus et l’abusus du droit de la propriété, tous trois pouvant être fondus et confondus dans le seul terme d’exploitation) engendre le plus souvent sa dégradation et son épuisement. Est-ce vraiment de cette identité territoriale que nous voulons nous inspirer ?
En regard, posons ce que dit du territoire l’architecte (et urbaniste) italien Alberto Magnaghi : « Le territoire local n’est plus connu, ni interprété ou mis en scène par les habitants comme un bien commun producteur des éléments de reproduction de la vie biologique (eau, sources, rivières, air, terre, nourriture, feu, énergie) ou sociale (relations de voisinage, conviviales, communautaires, symboliques) ». En quoi il faudrait alors comprendre qu’un territoire serait ce qui permet à l’ensemble de ses habitants d’assurer les conditions de continuité de la vie, biologique comme sociale, dans un espace destiné à reconquérir une dimension commune. Cette proposition, où il n’est pas question de construire une identité mais bien des engagements, nous est évidemment beaucoup plus chère…
Ce qu’est un territoire ? Nous aimons aussi l’idée d’un territoire palimpseste, jamais vraiment fini et jamais vraiment défini, toujours recommencé. L’urbaniste André Corboz pensait que « les habitants d’un territoire ne cessent de raturer et de récrire le vieux grimoire des sols ». Nous partirions volontiers de l’idée qu’un territoire, ce sont des ratures et des réécritures. C’est pour cette raison aussi que nous avons choisi de penser ces territoires à partir des cours d’eau et des bassins versants.
Les territoires dont nous parlons sont, de quelque façon qu’on les envisage, des territoires en mouvement. Nous dirions d’ailleurs de ces territoires qu’ils sont nomades dans la mesure où ils déplacent aussi leur sens. Ces territoires sont en effet destinés à changer de statut, d’affectation ou d’usage. Mais ils sont surtout susceptibles de changer le regard que l’on porte sur eux. Ce sont ces territoires, en réécriture et en mouvement, qui font le pays dans le pays.
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(1) La définition initiale est due à l’archéologue Jacinto Jijón y Caamaño.
(2) Alberto Magnaghi, La Biorégion urbaine, petit traité sur le territoire bien commun, Editions Eterotopia 2014 ; Le Projet local, Bruxelles, éditions Mardaga, 2003
(3) André Corboz, Le Territoire comme palimpseste et autres essais, Les éditions de l’imprimeur, 2001.
(4) Voir la scolie #4 sur les bassins versants, Gary Snyder, le Chiapas et les rapports de force
(5) L’allusion au « jardin en mouvement » de Gilles Clément n’est évidemment pas fortuite. Ce philosophe-jardinier compte depuis longtemps au nombre des inspirateurs de ce pays dans un pays. Voir àj ce propos : Le Jardin en mouvement, Paris, Pandora, 1991 ; Manifeste du Tiers-paysage, éd. Sujet Objet, mai 2004 (rééd. augmentée chez Sens & Tonka, 2014) ; L’Alternative ambiante, Sens & Tonka, 2014